« Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot
Tu seras un homme, mon fils. »
Rudyard Kipling, poème écrit en 1910
Pourquoi ces quelques vers du poète anglais pour démarrer cet éditorial ? Ils me sont venus lorsque, récemment, dans ma voiture, je suis tombé par hasard à la radio sur le “jeu des mille euros” (des mille francs pour les lecteurs de ma génération 😉 ). Parfois cette émission voit s’affronter de jeunes candidats. Au début du jeu, l’animateur demande logiquement à ces collégiens quel métier ils veulent exercer plus tard. Ce jour-là, le premier candidat annonce qu’il veut être journaliste sportif : applaudissements du public devant tant d’ambition ; le second, lui, son objectif c’est d’être chauffagiste : éclat de rire général du public et réaction tellement attendue de l’animateur “il en faut…”. Témoin de cette scène de mépris et de cynisme radiophonique, moi ce n’est pas seulement “chauffagiste” que j’ai entendu, c’est aussi “miroitier”, “menuisier”, “storiste”, et ce sont ces métiers dans leur ensemble dont riait la foule venue assister au jeu.
Quelques semaines plus tard, un reportage télé sur le concours dédié aux apprentis, “Euroskills”, a tourné en dérision les participants qui, pour réaliser leurs travaux, offraient parfois une vue de leur postérieur… très drôle pour le journaliste venu les filmer. Dans cette scène il y avait donc deux “anciens collégiens” : l’un devenu journaliste et l’autre devenu ouvrier du bâtiment.
Un qui faisait rire et l’autre dont on riait.
Ces ricanements d’un public audiovisuel qui trouve (au mieux) normal d’être Nabilla mais rigole devant des jeunes qui optent pour un métier du bâtiment s’apparentent à une forme de racisme social qui consiste à opposer les cols blancs aux cols bleus. Donc, assez de considérer le bâtiment comme le pis-aller pour élèves en échec scolaire et surtout marre que la dérision masque désormais la noblesse du geste, du savoir-faire, de la compétence et de l’effort. Et puis allons plus loin, marre aussi de ces reportages, mille fois vus et revus, sur l’arnaque des poseurs de fenêtres, des serruriers-dépanneurs-voleurs et autres sujets qui ne font que dénoncer à l’écran 1 % des professionnels en jetant l’opprobre sur les 99 % qui travaillent sérieusement.
En fait, le journaliste et le menuisier font exactement le même métier, et je pèse mes mots. Tous les deux assemblent, façonnent, coupent, fabriquent, des éléments qui entreront dans la construction pour l’un d’un journal et pour l’autre d’un habitat. Leurs tâches respectives ont la même noblesse, nécessitent toutes deux des formations pointues et doivent s’adapter aux mêmes évolutions technologiques. Il y a cependant une petite différence : il est aujourd’hui plus difficile de trouver un job de journaliste qu’un emploi de menuisier ! Le salaire moyen d’un journaliste-rédacteur est actuellement de 1415 euros par mois, celui d’un menuisier est de 1818 euros : les rieurs et moqueurs des jeunes ouvriers du bâtiment ne verraient aucun inconvénient à ce que leurs enfants préfèrent un métier avec peu d’embauches et moins bien payé qu’un emploi où les entreprises peinent à trouver des compétences qu’elles sont prêtes à rémunérer correctement.
Heureusement les temps changent et les mentalités aussi et je suis certain que si une chaîne de télé organisait une émission “Top Menuisier” ou “Master Miroitier”, d’une part les parents seraient bien plus motivés pour pousser leurs enfants vers une carrière dans le bâtiment et d’autre part cesseraient de croire que le bonheur est dans la presse ! On peut rêver…
En conclusion, je pense à ce jeune homme, fier d’affirmer qu’il voulait être chauffagiste, face aux rires de la salle. C’est aussi pour lui, qu’un siècle plus tôt, Rudyard Kipling avait écrit ce beau poème qu’il aurait bien évidemment pu conclure par : “Tu seras un menuisier mon fils…”
Editorial de Frédéric Taddeï dans VERRE & PROTECTIONS MAG n°96 / janvier - Février 2017